National Cathodisme

© Alain Chaillou (journaliste à TF1, de 1977 à 2001)
Reproduction sans accord d'un Courrier des lecteurs du Monde du 1er juin 2002

La préférence nationale existe déjà. Je l'ai rencontrée... à la télévision. Pour les journaux télévisés, en effet, un seul mot d'ordre: la France d'abord! L'étranger sur les antennes tricolores n'a droit de cité qu'en cas de drame ou de catastrophe, lorsqu'il devient spectacle. Je suis d'ailleurs bien placé pour le savoir. Avant d'être licensié, j'ai été, entre 1982 et 2000, directeur de cinq bureaux de TF1 dans cinq pays différents... et contraint par la direction de l'information, la rage au coeur, de fermer les quatre derniers : New York, parce que je cite : "A part la Bourse, il ne s'y passe jamais rien"; Tokyo et Hongkong parce que, je cite encore : "L'Asie, c'est loin et ça n'intéresse pas les Français" et enfin Berlin, parce que, et je cite toujours, "l'Allemagne, c'est chiant et ça ne fait bander personne."

Ce déviationnisme journalistique qui a aussi gagné les éditions de 20 heures reste cependant la grande spécialisation des journaux de 13 heures (surtout celui de la Une). Ils font d'ailleurs le bonheur de la France profonde. Ce sont comme des miroirs dans lesquels elle se contemple avec béatitude, et cette France-là qui ne s'intéresse qu'à elle-même paraît à vrai dire bien étriquée, Presque tout ce qui vient de l'étranger lui est étranger, son truc à elle, c'est l'Hexagone. Son pays, c'est d'abord celui des villages et des traditions bien de chez nous. Une France de carte postale où il fait bon vivre, une France immuable peuplée d'habiles artisans et de sympathiques paysans à laquelle on montre le vaste monde par le petit bout d'une dérisoire lorgnette rurale. Une France frileuse qui trouve que tout fout le camp, se réfugie volontiers dans la célébration posthume de sa grandeur passée et fonce vers l'avenir en regardant dans son rétroviseur.

Il ya dans beaucoup d'émissions et de journaux télévisés comme des relents de poujadisme et de pétainisme : "La terre, elle, ne ment pas !" La télé dans le fond fait du national cathodisme et, sans le savoir, contribue insidieusement à créer un état d'esprit qui favorise la "lepénisation des esprits" du pays. Tentation permanente du repli sur soi d'une petite "communauté réduite aux inquiets" pour laquelle on gratte les fonds de terroir à longueur de journal. France provinciale qui s'attendrit sur elle-même et se méfie des autres. Pour un pays qui se prétend universel et passe son temps à donner aux autres des leçons de morale et d'humanisme, cette ligne Maginot télévisuelle destinée à protéger la nation d'une invasion de sujets étrangers est un peu minable.

Le journalisme de marché impose sa loi. Il faut plaire plus qu'informer. Aujourd'hui, ce sont les moutons qui guident le berger. Pour faire de l'audience les chaînes suivent l'opinion et épousent l'air, les émotions et les peurs - parfois légitimes - de leur temps pour mieux retenir ces cochons d'audimateurs toujours prêts à zapper dès qu'on essaye de leur ouvrir l'esprit. Il faut le savoir, la télé ne fait pas réfléchir, plus simplement elle réfléchit l'image de ceux qui la regardent ou qui la font. Cette image-là n'a rien de réjouissant.

Depuis le 5 mai, on sait pourtant qu'il ne fait pas désespérer des Français. Ils méritent des journaux qui sentent moins le renfermé. De l'air... par pitié!